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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

La visite chez Grand-mère

– L'arrivée de la marmaille –

Cette grande dame du boulevard Provencher nous imposait la plus haute estime sans même s'en rendre compte. Nous la voyions peu souvent et c’est pourquoi, lorsque nous étions invités à participer à la tournée du « troc des œufs », notre audience auprès d’elle constituait le point culminant de notre journée en ville.

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Dès notre arrivée devant l’immeuble d’apparte-ments où logeait Grand-mère, nous avions droit à l'habituel prélude de notre père. Il nous rappelait que Grand-mère avait quatre-vingt-un ans et qu'à cet âge, les personnes étaient plutôt sensibles au froid, au bruit et aux enfants. Ensuite, mon père entrait le premier afin de s'assurer que Grand-mère était disposée à nous recevoir en groupe. Il faut dire cependant qu'aucune de nos visites n’a jamais été annulée ou même abrégée en raison de la fatigue de cette vieille dame. En dépit de son âge avancé, elle bénéficiait encore d’une bonne santé, à l’exception de ses jambes légèrement percluses de rhumatismes et d’une pensée vive qui lui permettait de se tenir au diapason de notre vivacité d'esprit.  

Le grand escalier qui conduisait à l'appartement de grand-mère était couvert d'un tapis rouge vin, usé au centre; sur les bords, subsistaient encore les couleurs de jaune et de vert de son motif floral. Mon souvenir de cet affreux tapis est le résultat de l'inéluctable commentaire de mon père durant notre montée. Il le trouvait beau ce tapis rouge et promettait à ma mère qu'un jour il en poserait un semblable chez nous. Moi, je n'avais pas les mêmes goûts que mon père; selon mes canons de beauté, il était très laid. Toutefois, il assourdissait notre ascension toujours précipitée, car l’escalier étroit ne faisait qu'amplifier la résonance des petits pieds de quatre gamins pressés de voir leur Grand-mère.

Ma tante Bibiane, la sœur de mon père, nous recevait toujours au haut de l'escalier. Ce Saint-Pierre aux portes du royaume répétait, mot pour mot, l'avertissement que nous venions tout juste d’entendre; ensuite, après cette seconde mise en garde, nous étions invités à pénétrer dans le vestibule de l’appartement de Grand-mère. C'est à partir de ce moment que mon évocation de la visite devient plus onirique; elle se transforme en images vues à travers une lentille sépia, dans un film au ralenti.  

Le tapis de l'escalier laissait place à un plancher de bois franc, toujours bien poli, sans la moindre poussière ou égratignure. L'état immaculé de ces simples planches était la preuve du perfectionnisme de Grand-mère et du labeur de tante Bibiane. Le parquet allait porter l’empreinte de tous nos déplacements, car aucune autre semelle ne prenait contact avec ce véritable plateau de glace. C'était quasi impossible, d'après ma mère, de garder un plancher aussi propre et reluisant. Avec raisons, seulement de simples linoléums faciles d’entretien couvraient les planchers à la maison. Du beau bois franc comme celui des planchers de Grand-mère se trouvait seulement dans les demeures où les résidents pouvaient se le payer. Et bien que notre mère ne nous l'ait jamais dit, nous constations que notre famille ne faisait pas partie de cette catégorie de gens propres.

Les odeurs de soupe aux tomates et de boules antimites qui nous chatouillaient les narines nous rassuraient que c'était bien chez Grand-mère que nous venions de mettre les pieds. Une quiétude douillette imprégnait ce modeste logis. Le silence et le calme régnaient. De temps en temps, les sifflements intermittents des calorifères interrompaient les tic tac hypnotiseurs de la grande horloge, reine du couloir. Notre seul rappel du monde extérieur était le ronronnement voilé du boulevard Provencher où les véhicules circulaient continuellement.

L'entrée de l’appartement de Grand-mère donnait sur un grand corridor, le genre de corridor qui, d'après mon père, ne se faisait plus. Grand-mère habitait donc un des plus vieux immeubles d’appartements de Saint-Boniface. Le plafond haut accentuait l'étendue des murs; ceux-ci étaient recouverts d’un papier peint fané qui arborait des dessins abstraits lesquels, à ce que l’on disait, étaient beaux à l’époque.

Glissant les pieds afin de ne pas tomber sur la patinoire de chêne, la délégation familiale se dirigeait vers le salon. Le trajet entre la porte et le salon me paraissait toujours très long. Nous n'osions parler ni même chuchoter. C'était un temps solennel, un temps de réflexion personnelle avant d'arriver au bout du couloir… au salon de Grand-mère, dans les bras de Grand-mère.
 

(suite au prochain numéro)

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