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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

La visite chez Grand-mère

– Un véritable « happening » –

Grand-mère était toujours assise dans son fauteuil de velours vert, un énorme fauteuil qui ne faisait qu’accentuer la vulnérabilité de son occupante. Cependant, de cette fragile petite femme encadrée d’une multitude de bibelots étalés un peu partout, émanait une grande sagesse. Ceux et celles qui avaient la chance de la côtoyer en faisaient souvent l’éloge.

Grand-mère restait toujours assise. Sa démarche avait succombé à l'arthrite, des représailles survenues peut-être de quelques hivers manitobains de trop. Elle ne marchait plus beaucoup, et lorsqu'elle quittait son fauteuil, c’était avec l'aide de ma tante ou de sa précieuse canne. C'est ce qu'on nous disait, nous les enfants, car nous ne l'avions jamais vue debout, encore moins, à faire quelques pas.

À la vue de ses petits-enfants, un large sourire apparaissait sur sa figure fripée.  Comme une fleur en train d’éclore, elle nous tendait les bras. Nous nous précipitions vers elle pour nous blottir à l’endroit le plus rassurant du monde entier. Sa main délicate effleurait tour à tour nos petits visages. Nous étions comme des petites chattes en chaleur qui ne se rassasiaient pas assez de ses caresses. Pour elle, cependant, c’était plutôt l’assurance que nous étions bien là, le plus près possible d’elle. Son odeur familière nous rassurait aussi, une odeur bien à elle que je n’arrivais jamais à décrire.  

Ses premiers mots étaient toujours les mêmes : 
     - 
Bonjour les enfants. Commentaire suivi par l’inévitable remarque : 
     -
Que vous avez grandi depuis la dernière fois!
 
Mais le rituel d’accueil était vite interrompu par les niaiseries de ma petite sœur. Malgré la surdité de Grand-mère, la benjamine insistait pour la renseigner sur les dernières nouvelles de son petit monde insignifiant. Rien n'y échappait; de la dernière dent de lait à être réclamée par la fée des dents jusqu'au pauvre insecte qui, embouteillé pendant trois jours sous le lit de nos parents, avait cédé à la mort. Cette véritable machine à radotage ne s'arrêtait plus sous le sourire encourageant de Grand-mère. Un bombardement d’actualités vides d’intérêt et de bons sens selon les plus grands…  

Ma tante Bibiane gérait la vie de Grand-mère. En fait, elle s'était donné le rôle du metteur en scène pour le quatrième acte de la vie de l’aïeule. C'est ainsi qu'elle assumait le rôle de chronométreur de nos visites, jusqu’à ce qu’elle jugeât que l’excitation provoquée par notre manifestation affective sapait l’énergie de sa vieille mère. C’est alors que nous passions à l’étape suivante de la visite.  

Nous devions nous asseoir en face de Grand-mère, sur le canapé du même style que son monstrueux fauteuil. Ma mère prenait place à nos côtés en s'assoyant sur l'accoudoir du canapé. Durant cette deuxième partie de la visite, nous devenions plutôt spectateurs que participants. Nous regardions Grand-mère, et Grand-mère nous regardait. Pendant ce temps, ma tante et mon père, les deux installés de chaque côté du salon, les coudes posés sur les genoux et les doigts entrecroisés, s'échangeaient les dernières nouvelles de la famille. C’était comme écouter la radio. 

Quoique mon attention aimait se concentrer sur le visage de Grand-mère, il m’arrivait parfois de me brancher au réseau d’informations familiales. Tous y passaient. C’était un bulletin de nouvelles en règle sur les va-et-vient de notre tribu : tel oncle avait dit telle chose et telle tante était affligée de quelque nouvelle maladie; tel champ avait été ensemencé et non pas tel autre; tel paroissien avait voté pour les conservateurs et tel autre pour les libéraux.   

Contrairement à ce que nous avions subi de la part de ma petite sœur, les nouvelles des adultes étaient de véritables actualités. À cause de son infirmité auditive, Grand-mère demeurait aussi indifférente à ces mémérages qu’au flash d’informations de ma jeune sœur. Les commentaires de mon père et de ma tante étaient occasionnellement parsemés de ses réflexions faites à haute voix et hors contexte, car elles traitaient plutôt de nous, du fait que nous avions grandi ou du fait que les hivers étaient toujours de plus en plus froids avec les années. À chacune de ses réflexions, ma mère toujours si délicate et si polie, répondait :  
     - 
Oui c'est vrai qu'ils ont grandi et 
     - 
Oui c'est vrai qu'il fait encore plus froid cette année.

Mon père et ma tante, profondément engagés dans leur discussion, du quasi commérage, ignoraient complètement les tentatives de conversation de ma pauvre Grand-mère. Et c’est ainsi que nos visites se transformaient en un véritable happening à double registre. Nous les enfants, étions bien impressionnés par toute cette affaire. 

(suite au prochain numéro)

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