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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

La semonce d'Églantine

L'Église prenait une place importante dans la vie des gens de Sainte-Agathe. Monsieur le Curé pouvait se vanter que tous les gens du village, à l'exception de deux, étaient ses brebis à la messe du dimanche matin. La grande messe du dimanche était d’abord et avant tout un rassemblement sacré et hebdomadaire des fidèles. Cependant, pour plusieurs paroissiens, elle représentait aussi la seule et grande sortie de la semaine.

 

Chez‑nous, le rituel du dimanche matin était bien programmé. J'ai souvent eu l'impression que mon père était plus  « catholique » que ma mère, car tout ce qui touchait la religion, c'était mon père qui s'en chargeait. Au courant de la semaine, ma mère menait la maisonnée tandis que, le dimanche matin, c'était mon père qui devenait le commandant. Nos habits du dimanche toujours bien étalés la veille sur nos chaises, le lever, la toilette et l'habillement se faisaient avec la précision d'une horloge. Il fallait surtout ne pas être en retard.

 

Même si nous habitions assez près de l'église, nous partions toujours au moins une bonne demi-heure avant le début de la messe. Ce n'était pas comme s'il fallait arriver tôt pour avoir une bonne place, car notre sixième banc d'en arrière était toujours assuré par la dîme que nous payions. Cependant, notre arrivée précoce causait un allongement de l'attente avant la messe.

 

D'après l'enseignement du catéchisme que nous recevions des bonnes Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, cette période d'attente avant la messe était essentielle comme temps de prières et de réflexions personnelles en vue d'être prêt pour la célébration liturgique qui en découlerait. Dieu le sait, j'ai essayé à maintes reprises de me concentrer durant ce préambule spirituel, mais je n'y arrivais jamais. Mais heureusement, j'ai toujours réussi à trouver un brin de consolation avec le fait que j'étais loin d'être le seul à être condamné à ce maudit enfer de distractions. C'était évident que pour toute l'assemblée, ce temps sacré dégénérait en une véritable vitrine de « qui était avec qui » et  « qui portait quoi ». Même, il m'est arrivé à quelques reprises de voir mon père parcourir l'assemblée d'un regard curieux, son visage sévère fondant en une mine parfois souriante, parfois mélancolique. Cela me réconfortait. Mon père, un homme de piété incontestable, pouvait lui aussi succomber à la tentation de distractions mondaines durant un temps dit sacré. Il avait peut-être encore espoir que moi aussi je deviendrais un bon catholique comme lui.

 

La grande messe du dimanche commençait toujours précisément à 10 h 30. Monsieur le Curé était un homme doué de plusieurs qualités et la ponctualité en était une de ses meilleures. Cependant, il faudrait ajouter que cette ponctualité n'était peut-être pas entièrement due au Révérend Père. Même si nous n'avions pas de montre, nous savions que la messe allait bientôt commencer à cause de ce que nous appelions la semonce d’Églantine. Précisément deux minutes avant le début de la messe, Mlle Églantine Courcelles, chef caissière à la Caisse Populaire de Sainte-Agathe, faisait sa grande entrée à l'église. L'assemblée entière et surtout les hommes anticipaient l'arrivée de cette femme fatale du village. Toujours affublée de vêtements dernier cri, Églantine resplendissait dans son moment de gloire hebdomadaire. Elle était assurée que tous les yeux du village étaient fixés sur elle et sur son attriquage impudent, parfois quasi impudique (chapeau extravagant, décolleté plongeant, jupe seyante, souliers rouges aux talons hauts, etc.).  Ses entrées divertissaient les hommes tout en enquiquinant les femmes. D'après les dames du village, modèles de droiture incarnée, il était bien entendu que ces accoutrements étaient plutôt appropriés pour les boîtes de nuit et n'étaient définitivement pas dignes pour la maison du Seigneur.

 

De toute façon, ce qui m'intriguait le plus ce n'était guère la tenue du dimanche de Mademoiselle Courcelles, mais plutôt le fait que ses entrées étaient comme des convocations télépathiques destinées à Monsieur le Curé, l'avertissant que la messe pouvait maintenant commencer. Pour moi, la religion catholique avait quatre mystères : la Sainte Trinité, l'Incarnation, la Rédemption et la Semonce d’Églantine.

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