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Ma mère Angèle Dupuis

 

Angèle, fille d’Adélard Dupuis et de Marie Louise née Lambert, est née le 8 mai 1897 à Saint-Jean-Baptiste, au Manitoba, la septième d’une famille de onze enfants : Alphonse, Edmond, Wilfrid, Omer (surnommé oncle King), Maria, Jeanne, Olivine, Albert, Antoine et Alfred. Je crois que c’est Albert que nous avons surnommé Pitou.

 

Comme bien des familles à cette époque, c’est du bon monde. Quand je regarde leurs photos dans le livre des Dupuis en 1983, à la page 95, Adélard, son père, a ce regard non contestataire et doux. Tandis que Louise a un regard sévère, mais franc. De par leur ingéniosité, les femmes de cette époque arrivent à se façonner une vie plus belle qu’elle ne l’est en réalité. Elles sont en fait dominées, subjuguées par des règlements religieux inventés par des hommes prétextant que c’est la volonté de Dieu; les curés du temps leur font endurer une vie d’enfer au point où elles ne peuvent vivre leur sexualité, même en faisant leur devoir d’état et en mettant de nombreux enfants au monde. Ceci est souvent exigé par l’Église et supervisé par le curé de la paroisse lors de ses visites annuelles. J’espère qu’il y en a encore plus que ce que je pense qui ont réussi à se libérer sans avoir des remords de conscience.

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Comme dans toutes les grosses familles de ce temps-là, ma mère est élevée dans la plus grande simplicité. C’est-à-dire que le confort est rare et que le travail ne manque pas. La vie sur la ferme permet quand même de vivre dans le bonheur et la fierté, si l’on sait profiter de sorties telles que la messe du dimanche et les jeux sur les bords de la rivière Rouge. À l’âge de sept ans, elle fréquente l’école du coin connue sous le nom de l’École du Lac. Elle y passera quatre années, en dépit de tous les obstacles de ce temps-là; après quoi, elle restera à la maison pour aider soit aux travaux ménagers soit sur la ferme, comme c’est la coutume à cette époque.

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Angèle a dû développer très tôt son esprit d’amour et de charité pour ceux qui étaient dans la misère. En fait, elle a pratiquement consacré sa vie à aider les autres. J’oserai même dire qu’Angèle est devenue une femme recherchée parmi ses pairs grâce à sa disponibilité envers ses voisins.

 

Elle est facilement touchée par la peine et la misère des autres qu’elle ressent comme si c’était la sienne. Ce n’est pas facile d’être comme cela. Je cite un cas particulier d’une famille du canton, les Châtin. Madame était une Marcheterre qui vivait dans une vraie misère noire avec ses quatre enfants et un époux maladif. Un jour d’hiver, M. Châtin devient gravement malade. La fièvre ne le lâche pas et il n’y a aucun médecin. Finalement, les voisins le transportent au village en traîneau afin de prendre le train pour aller à Winnipeg.

M. Châtin meurt le jour même à l’hôpital d’une perforation de l’appendice. Quand on annonce la nouvelle à sa femme, se voyant seule dans la misère avec ses quatre enfants, la raison de celle-ci chancelle. Angèle, prise de compassion, va la visiter souvent.

Peu après, les autorités sont venues chercher les quatre enfants croyant que Mme Châtin ne pourra continuer à les garder seule. Cette dame, selon ma mère, a été prise d’angoisse au point où elle en est devenue folle et a dû être placée à Brandon dans une institution psychiatrique unilingue anglaise. Ma mère me parlait souvent de cette dame. Surtout après que j’ai été stationné à Gregg au Manitoba, qui était dans la même direction que Brandon, et pas tellement loin.

Un jour de 1959, lorsque ma mère vient me voir à Gregg, je lui suggère de l’accompagner à Brandon pour visiter cette dame. Je ne sais pas si vous avez déjà visité un asile de ce temps-là, c’est très semblable à une prison. Le trottoir mène à un perron gris et haut. À l’intérieur, c’était propre bien entendu, une institution. Nous voilà entrés; passés les portes de grillage en fer qui se ferment derrière nous, on nous installe dans une petite salle d’attente peinte d’un petit vert pâle, refroidie par un ancien prélart ciré et meublée seulement de quatre chaises dures et bien droites, et d’une table.

Après une quinzaine de minutes, qui me semblent une éternité, on entend finalement du bruit dans le corridor, ensuite un mélange de pas distincts dont l’un est traînant, laissant deviner que c’est notre patiente. La préposée entre avec une dame âgée d’au moins soixante-dix ans, d’environ cinq pieds et vêtue d’une robe indienne fleurie, neuve, trop serrée à la ceinture. À peine peignée, avec un rouge à lèvres trop foncé, emprunté pour l’occasion.

Cette dame paraît en bonne santé physique. Ses cheveux gris portés en toque ne sont pas très soignés. Assise devant nous, le regard fixé sur nulle part, comme si nous n’étions pas là, ma mère et moi. Ma mère lui dit bonjour et durant une vingtaine de minutes, tente d’entamer une conversation sur tous les sujets possibles. Mme Chatin, les mains bien serrées sur ses genoux, ne répond pas et ne manifeste que peu d’émotion, que le durcissement progressif de son visage à chaque question, après chaque phrase. Elle semble comprendre, mais après toutes ces années, n’a plus d’intérêt à converser. Ma mère se tourne vers moi, toute découragée. Finalement, elle regarde Mme Châtin droit dans les yeux et lui rappelle des souvenirs de ses quatre enfants quand elle demeurait à Saint-Jean-Baptiste, et là, ma mère se met à les nommer un par un en utilisant leurs petits noms. C’est alors que j’ai vu une grosse larme se former sous son œil droit, qui glissa lentement sur sa joue pour enfin disparaître dans son cou. Je croyais qu’elle allait s’ouvrir finalement et peut-être pleurer, mais non. Une larme seulement, ce n’est pas pleurer. Toutes ces années (de quarante à cinquante) l’avaient fermée comme un cercueil sur elle-même et elle refusa toujours de dire un mot. Ma mère tenta de la rejoindre avec un dernier regard, mais elle refusa, ne manifestant aucun signe de reconnaissance. Les dents serrées, les lèvres pressées l’une contre l’autre, cette dame est devenue toute rouge et semblait en avoir fini avec ce monde sans espoir. La préposée la prit par le bras et Mme Châtin, très volontairement, se laissa guider vers sa chambre. Et moi, la regardant aller, je me disais que ça aurait pu être différent si quelqu’un lui avait parlé dans sa langue. Un autre bon exemple d’assimilation, mais on n’en aura jamais la certitude.

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