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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

Le troc des œufs

– Le circuit –

Notre poulailler était peuplé d'une flopée de vieilles pondeuses qui, d'année en année, malgré le fait qu'elles avaient longtemps franchi la période ménopausique de leur sotte existence, ne cessaient pas de nous surprendre avec leur fournissement régulier d'œufs. Le samedi, nous, les enfants, nous étions parfois invités à accompagner nos parents en ville pour le troc des œufs. Bien que ce voyage hebdomadaire prétendait avoir comme but premier la vente des œufs, il était évident que cette tournée en ville était plutôt faite à des fins sociales que commerciales. La fidèle clientèle d'acheteurs d'œufs comprenait une collectivité de personnages intéressants, avec leur trivialité, tout en étant représentatifs de la spécificité banale qui distinguait notre parenté.

 

L'itinéraire de la tournée demeurait toujours le même, commençant par le premier dépôt chez les tantes Augustine et Astrid. En effet, le premier arrêt de la journée chez les deux tantes était le seul hic dans le parcours de la tournée. Mes parents insistaient pour qu'il se fasse au début afin d'en finir le plus vite possible — un genre de purgatoire qu'il fallait absolument subir avant de passer à quelque chose de plus agréable.

Ces deux fausse-tantes n’étaient pas vraiment de la parenté, mais plutôt de vieilles amies de ma mère, deux vieilles filles qui cohabitaient depuis le début des temps. Ce qui était le plus frappant chez ces deux dames ce n'était pas seulement leur manque absolu de beauté, mais plutôt leur déficience totale de charme. Ces picouilles étaient tellement amères que nous les avions baptisées les tantes pamplemousses — ce fruit jaune et acide qui fait grimacer par son aigreur. Mon grand frère, psychanalyste en herbe et se disant lui-même expert dans le domaine de la psychologie de vieilles femmes, n'hésitait jamais à nous offrir les raisons diagnostiques derrière l'amertume des tantes pamplemousses. D'après lui, ces femmes souffraient tout simplement d'un célibat trop sévère et conséquemment, une pénurie chez elles de plaisirs charnels. Quoique je ne comprenne pas entièrement son diagnostic, je l'acceptais à sa juste valeur étant donné qu'il suscitait toujours une réaction semi-autoritaire, semi-souriante de ma mère qui disait : 

— « Voyons donc Richard, arrête-moi ça! »

Bien que ces collets montés fussent ses amies, ma pauvre mère se trouvait souvent la cible de nombreuses pointes subtiles, mais toujours blessantes, provenant d’elles. Cependant, sa confiance inébranlable lui permettait de ne pas montrer la moindre rancune contre ce picotage mesquin. Toutefois, dans l’auto, après la visite, elle tenait à nous expliquer calmement qu'il fallait plutôt prendre en pitié nos vieilles tantes parce qu'elles languissaient dans une grande jalousie dégénérative; une démangeaison causée par le fait de ne pas avoir encore réussi à se trouver de maris aussi bons que le sien, mon père. Cette explication incita un sourire sur le visage de mon père; un sourire à la fois un peu grivois et légèrement dédaigneux.

Après l'épreuve chez mes tantes, le circuit nous emmenait à une courte visite chez grand-mère, cet arrêt n’étant pas seulement l’apogée du voyage, mais agissait également comme un antidote à la visite précédente. Suivant cette toujours trop courte visite chez grand-mère, nous rebroussions chemin pour continuer le safari commercial et social. Le troc lui-même consistait non seulement d'un échange d'argent pour des œufs, mais était en plus un échange des derniers commérages. Le circuit en ville nous était bien familier. Nous connaissions à fond l'horaire, la route, ainsi que tout ce qu'il fallait dire et surtout ne pas dire à la parenté. Chez les Vercryuse, c'était l'inévitable « Ah qui'é tu beau le p'tit bebé....y grossit hein? ». Il fallait toujours faire de la belle façon à ce gros bébé Charles, même s'il était effectivement le bébé le plus laid au monde. Chez ma tante Rose, sous peine d'un sermon à n’en plus finir au sujet des politiciens malhonnêtes, il fallait éviter à tout prix de parler de politique, surtout d'un certain Monsieur Diefenbaker. Ma tante Ida, qui s'était mise au régime depuis pratiquement sa naissance, exigeait subtilement qu'on remarque sa perte de quelques livres. L'itinéraire était bien établi et l'habitude nous avait forcément rompus aux façons des véritables commis voyageurs adeptes à établir un rapport avec leurs clients. Mon frère appelait ça du tétage.
 

(suite au prochain numéro)

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