Ces paroles inspirées de lectures, de rencontres, de réflexions et de sa propension à jeter un regard critique sur la société qui l'entoure, Guy les offre aux créateurs de musique à la recherche de textes significatifs.
« La chanson… c’est un vivant petit oiseau sensible et intelligent dont l’univers est la cour, il connaît et ressent tout mais en petit, c’est très parent avec le conte et la fable. » – Félix Leclerc
L’amour et son petit lexique
Peut-on écrire des chansons sans parler d’amour? Je suis d’avis, avec Francis Cabrel, que toutes les chansons, ou presque, parlent d’amour.* Dénoncer les violences, les abus de pouvoir, être sensible à la réalité des plus démunis, faire valoir des principes de justice sociale, souhaiter l’avènement d’un monde meilleur, etc., c’est en quelque sorte réclamer plus d’amour… Admettons cependant que ce n’est pas ce que l’on entend généralement par « chanson d’amour ». C’est souvent l’amour passionné qui a la faveur du public lorsqu’il s’agit de traiter de ce thème en chanson : l’amour qui donne des ailes ou qui les brûle, qui nous fait planer ou chuter… Mais la chanson peut aussi témoigner des nombreux autres visages de l’amour : amour naissant, impossible, éphémère, imaginaire, absent, blessé, brisé, perdu, retrouvé, réparateur, parental, nostalgique, reconnaissant, compatissant, spirituel, etc. C’est ce que je tenterai de démontrer.
Aujourd’hui, je commencerai par établir un petit lexique de l’amour en faisant référence aux formes d’amour définies par les premiers penseurs**, mais aussi – et surtout – en m’appuyant sur mon expérience d’intervenant social, grâce à laquelle j’ai pu être témoin des joies et des peines qui accompagnent les relations amoureuses. Le lecteur qui le désire pourra se référer à ce petit lexique pour mieux saisir la thématique développée dans les chansons d’amour qui paraîtront, de temps à autre, dans cette chronique.
Commençons par Éros, ce dieu de l’amour que nous connaissons tous. Éros porte le désir et le désir est le premier appel de l’amour (ne pas confondre le désir et la pulsion; le désir peut être mis en forme par la culture, la pulsion y résiste, elle retient le sujet près de la bête, et parfois de la bêtise – c’est le cas dans les agressions sexuelles). Éros installe le manque, il provoque une tension entre les soupirants, tension que ceux-ci verront à soulager par leur rapprochement, et cette oscillation répétée, entre désert et plénitude, entre souffrance et plaisir, produit une puissante intensité. Éros, ce jeune fou, a toujours fait ce travail, et c’est précisément pour cela qu’on l’aime ou qu’on le craint, qu’on le recherche ou qu’on le fuit. Il surprend, arrive de manière impromptue, s’impose parfois, sans se soucier de notre capacité à le recevoir. On devra lui faire une place ou le remettre à sa place, selon nos dispositions du moment. Certains amoureux s’y accrochent parfois pour le plaisir de l’intensité qu’il produit, préférant l’expérience de « tomber en amour » à celle d’aimer et d’être aimé. Et cela est devenu plus fréquent de nos jours. Comme le dit Baricco dans son essai sur la mutation (Les Barbares), la modernité a créé « l’homme horizontal », celui qui donne un sens à sa vie en multipliant les expériences intenses, vibrantes (heureuses ou malheureuses) et Éros est tout indiqué pour faire vivre de telles expériences. Ne vivre qu’habité par Éros peut cependant rendre la vie difficile; mais la vie sans lui l’est tout autant!
Il y a aussi l’amour que les Grecs appelaient Philia. Dans leur conception, Philia se rapportait d’abord à l’amitié, mais il peut aussi vivre dans le couple. D’ailleurs, les plus beaux couples que j’ai vus en étaient habités. Philia s’exprime par la connaissance de l’autre, le respect, la confiance, la complicité, le soutien mutuel. Il n’exclut pas le désir (l’exclure conduit souvent à l’échec du couple), mais le module, le transforme, le rehausse, comme il en est pour un vin qui vieillit bien. Philia raffine la matière brute apportée par Éros. Pas de Philia sans égalité entre les partenaires, sans réciprocité, ce qui exclut les rapports de supériorité (domination, contrôle, violence psychologique ou physique, etc.). Dieu sait qu’historiquement les relations de couple se sont souvent passées de Philia, Dieu sait qu’elles s’en passent trop encore…
Il faut un peu de verticalité pour créer ensemble un amour habité à la fois par Éros et par Philia. Entendons par verticalité : introspection et élévation, conscience de soi, nécessitant volonté et bonne foi. Résultat, quand on y parvient : on se réjouit de la présence de l’autre, on est bienveillant l’un envers l’autre, on fait l’amour avec grâce et l’on se sent comblé (ce qui est différent de se sentir « satisfait »). Et si le couple n’y parvient pas, alors de deux choses l’une : ou bien l’on vivra seuls ensemble, dans la monotonie des lignes parallèles; c’est ainsi que bien des couples « durent », sans réelle amitié, sans réel désir, faisant de leur amour un jeu de rôles et de leur sexualité un « devoir conjugal ». Ou bien Éros verra à corriger le tir : il pointera sa flèche ailleurs! Éros a un faible pour les partenaires qui s’ennuient. Alors on y résistera et, question de prendre la mesure du possible, l’on tentera peut-être de réinvestir notre couple. Ou bien l’on cédera à la puissance du désir et à l’appel d’un nouvel amour qui – attention! -- n’est pas encore donné : l’amour entre deux adultes est une aventure qui nécessite l’apport créatif de chacun d’eux. Dans cette aventure qu’est l’amour (l’aventure du « donner-et-du-recevoir »), l’enjeu pour les nouveaux soupirants est donc celui-ci : possédons-nous la matière première? Sommes-nous prêts et capables de la transformer? Bref, sommes-nous, lui et moi, ou elle et moi, sur le chemin de la créativité? Sans quoi le risque de revenir au point de départ se fait grand.
Parlons maintenant de l’amour parental, que l’on a moins discuté chez les philosophes, mais qui mérite une attention en raison de ses propriétés particulières. De nos jours, on réduit souvent cette forme d’amour à ce que l’on appelle « l’attachement ». Ce concept moderne, né de la psychologie animale, est effectivement très pertinent et éclairant, mais il n’embrasse pas tout ce que contient l’amour parental : il y a aussi dans le lien parent-enfant cette douceur, cette bienveillance, cette générosité, transmises culturellement, et ce bien culturel apparaît comme une richesse qui transcende la mécanique animale de l’attachement. Polarisé chez la mère, ce bien culturel tend maintenant à mieux se répartir, et c’est heureux!
L’amour parental est aussi un amour qu’il faut moduler, transformer. Il doit être suffisamment intense et vrai de la part du parent pour que l’enfant y construise les bases de sa propre capacité d’aimer, mais il doit aussi, à un certain moment, pouvoir se mettre en veille, ou plutôt changer de visage, juste assez pour permettre à l’enfant de devenir « autre », c’est-à-dire lui-même, et de se donner le droit de s’ouvrir à ce qui est « autre », à l’étranger. Ainsi pourra-t-il à son tour, cet enfant dans un corps d’adulte, devenir véritablement un adulte et répondre à l’appel du désir et de l’amour. L’enfant doit lui aussi assumer sa part de responsabilité dans ce mouvement qui lui apparaîtra comme une seconde rupture (consciente cette fois-ci) de son cordon ombilical : il devra affronter dignement son angoisse de séparation. C’est la clé pour devenir un adulte. J’explorerai l’amour parent-enfant dans mes chansons, l’amour blessé surtout (déformation professionnelle!), l’amour dans ses aspects les plus aliénants : rejet, abandon, humiliation.
Enfin, il y a l’amour appelé Agapè, cet amour universel, spirituel, gratuit, qui est pure douceur et qui se vit dans l’oubli de soi, « sans motif, sans intérêt, et même sans justification », dira Comte-Sponville. Il est « charité », non pas au sens « perverti par deux mille ans de condescendance cléricale, aristocratique puis bourgeoise », poursuit le philosophe, mais au sens premier de ce terme qui signifie « amour créateur », un amour qui confère de la valeur. C’est pourquoi on le verra se tourner vers ceux et celles à qui, justement, on ne reconnaît pas ou peu de valeur : les pauvres, les miséreux, les malades. Un tel amour exige une bonne dose d’humilité; il a peu à voir avec l’amour qu’expriment les défenseurs de causes (dont je suis!), ceux-ci cachant la plupart du temps, sous leur sensibilité aux malheurs des autres, un solide ego et un orgueil bien enraciné. Agapè se manifeste généralement avec discrétion.
Cela dit, j’ai souvent constaté que la réussite « amoureuse » des couples repose sur un équilibre entre ces différents visages que peut prendre l’amour (sauf Agapè, qui se range dans une classe à part) : trop de l’un, pas assez de l’autre, ajustement possible ou impossible entre les partenaires, et même entre l’ensemble des membres de la famille (de fait, ne s’investir que dans l’amour parental conduit souvent à l’échec du couple, et l’enfant s’en trouve finalement pénalisé), etc. Aussi faut-il être capable d’amour de soi, et savoir y mettre le bon dosage : ici, l’expression « trop c’est comme pas assez » est tout indiquée!
Avec de la chance, de la patience, de la volonté, vient la joie d’aimer et d’être aimé.
Je vous reviens bientôt avec quelques chansons d’amour. La première sera habitée par Éros.
* Dans le cadre de l’émission télé Stéréo pop, à Radio-Canada.
** À ce propos voir le philosophe André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, chapitre 18 : L’amour.